Les langues, en tant qu’elles
sont une manière de concevoir le monde et de l’interpréter, portent une
certaine manière de pensée. Bien souvent, le reproche adressé aux longues
africaines est qu’elles seraient incapables d’abstraction. Nous voulons à
partir d’une simple analyse d’une langue africaine (du groupe sara-baguirmien)
montrer qu’elles arrivent à une conceptualisation dont la proximité avec la
phénoménologie est étonnante.
La phénoménologie, nous a habitués à penser le corps d’une
certaine façon, plus particulière Maurice Merleau-Ponty avec le corps propre
qui est conçu, non seulement comme une chose mais surtout comme condition de l’expérience
en ce sens qu’il constitue l’ouverture au monde et la manière de l’investir.
Nous voulons ici penser le corps à partir des langues sara pour voir les
ouvertures que cela ouvre.
Le corps et ses extensions : pour commencer
la réflexion, il suffit de voir comment se rendent les adjetifs possessifs dans
les langues sara lorsqu’il s’agit du corps. Il existe une manière particulière
de rendre le possessif quand il s’agit du corps diffèrente de celle des choses :
Le
corps est le RO (en ngambaye et en sar). Mon corps se dit « Rom »,
ton corps Roï, son corps Roé (ro-n en sar). Nous constatons qu’il suffit d’un
ajout d’un court suffit à même le corps pour indiquer la possession.
Pour
les objets, l’adjectif possessif n’est pas collé au nom mais le suit. Ainsi si
l’eau se dit « Ma-n », mon eau se dira « ma-n leum » (Ma-n
yam en sar), ton eau, « ma-n leui » (ma-n yaï) etc.
On
se laisserait tromper par la traduction en français qui dirait de la même façon
mon corps et mon eau. Nous avons vu comment l’adjectif possessif se construit
autrement dans un cas ou dans l’autre.
Lorsqu’il
s’agit de parler d’un lien de parenté, la construction à partir de l’adjectif
possessif suit celle du corps. Ainsi mon fils se dit « ngonoum » ;
( dire ngon leum comme lorsque l’on rend le possessif pour les choses indique
que l’enfant dont on parle n’est pas un enfant né de la personne mais est tout
simple un enfant dont on a simplement la charge) ; les liens avec les
personnes se rendent presque toujours comme s’il s’agissait du corps. Cela
montre que les autres personnes sont une extension de mon corps et que c’est
par mon corps que j’entre en contact avec eux. Il s’agit en fait d’un rapport
entre deux corps et c’est à partir de mon corps que je peux deviner comment se
comporte le corps d’autrui.
Il
est encore plus intéressant de voir d’autre cas où le corps est perçu comme
condition permanente de l’expérience. Deux cas nous aiderons à comprendre cela :
- En français pour exprimer
l’état de maladie, on dit « je suis malade » ; cela ne se rend
pas exactement de la même manière dans les langues sara. On dit plutôt « Mon
corps me fait mal » (Rom tom, rom toroum). Il ne s’agit pas du corps
objet, mais c’est moi, en tant que tel qui suis malade.
- J’ai honte se rend par « Mon
corps me fait froid » (rom soloum, rom kouloum) ; nous ne prenons pas
ici en compte la particularité du mouroum qui dit « son-yi ram » (la honte
me fait). Mon corps me fait froid exprime ce que le moi comme une sorte d’inhérence
de la conscience et du corps qui est perçue par moi.
Le
corps est perçu non seulement comme un principe d’individuation mais encore
plus comme un sujet conscient, libre capable de prendre la parole. Nous pouvons
dire que le corps exprime le concept de personne avec tout cela comporte. Il
suffit de décrire les choses et d’aller aux choses mêmes pour voir toute la
richesse de pensée que l’on pourrait tirer de cet exercice.