(Cheminant avec Joseph Brahim SEID1, nous sommes sous ses charmes quand il
nous raconte l’histoire de l’origine des Gor, ce peuple du Logone
Oriental ; nous découvrons ainsi le sens du nom qu’il se donne. On gagne
toujours à relire Au Tchad sous les étoiles, ce chef d’œuvre de la
littérature écrite tchadienne. L’histoire de Bodo éclairera bien de personnes
sur la résistance des partisans pendant les années noires de la dictature au
Tchad.)
LE VAGAGOND
Au-delà de la Ville de Moundou, nom qui signifie
« la paille », ce qui veut dire « boundou » en langue
ngambaye, à dix lieues à la ronde se trouve Doba, capitale des pays où vivent
dans un concert harmonieux les M’Baye, les Gor, les Madjingaye, les Dayes, les
Kabas, les Goulayes et tous les Saras du Tchad. Mais à quelques kilomètres de Doba,
dans un paysage paradisiaque, vivent particulièrement les Saras Gor. Bodo est
leur capitale. Une grande forêt s’y trouve. C’est là que la vie a fait sa
première apparition dans le monde. Nos ancêtres dorment encore sur ce coin de
terre. Cette forêt formait une enceinte infranchissable. Tout homme pouvait y
pénétrer, certes, mais jamais au plus grand jamais, il ne pouvait en sortir que
s’il était Sara Gor. C’était une forêt pleine dans sa force ; les arbres
et les herbes suivaient d’autres herbes et d’autres étendues herbeuses. Lorsque
le vent soufflait, tout craquait, tout s’agitait, tout répandait dans la nature
mille et une senteurs. La forêt de Bodo devenait menaçante, féconde dans sa
masse et variée dans son sein. Les bêtes aussi bien que les plantes y pullulaient.
Les antilopes, les girafes, les gazelles filaient çà et là ; les
éléphants, les lions et les panthères surgissaient dans tous les coins. Dans
l’air planaient toutes sortes d’oiseaux. On y voyait l’épervier, le vautour, le
corbeau, le toucan, la grue couronnée… C’est dans cette forêt à la fois
impénétrable, redoutable et enchanteresse que le mot « gor » a fait
son apparition dans le langage sara. Il veut dire simplement « encerclé,
isolé ». Et cela est vrai, car les habitants du pays gor, séparés des
autres saras, se sont forgés dans la solitude un langage dont les mots
échappent à la langue sara en général. C’est encore dans ce pays mystérieux et
béni que remonte l’histoire des Saras Gor. On affirme en effet qu’ils croyaient
leur race autochtone, c’est-à-dire née dans le pays même. Ils se disaient d’un
ancêtre commun dont on n’a jamais su le nom. Cependant, il paraît certain,
aussi certain qu’il y a de la certitude, que le successeur de cet ancêtre fur
Ngardinga. Après lui il y eut M’Bainakoum, Baitokon, Assede, Mitta, Millaro et
Doualet dont l’épopée grandiose ne cesse encore de hanter les esprits. Ennuyé
de vivre constamment dans le cercle fermé que constituait la forêt de Bodo,
Millaro décida un jour de prendre sa liberté. Il était un homme dont la
souplesse était aussi inquiétante que la force. Il avait une stature imposante,
des bras énormes. Il était à la fois énergique, plein de force et de courage.
Toutes ces qualités incitèrent d’autres hommes du pays à se joindre à lui.
Millaro abandonna la forêt de Bodo et s’’aventura en d’autres lieux, suivi de
ceux qui avaient foi en lui. A cette époque, il n’y avait ni sentiers, ni
pistes, ni routes, mais Millaro ne s’en inquiéta guère. Il commanda à tous ceux
qui le suivaient d’abattre la savane. C’est ainsi que tout le monde put passer.
La fatigue était telle que Millaro donna l’ordre à ses suivants de s’arrêter en
pleine brousse. Le lieu était peu approprié à entretenir et à vivifier la
culture et l’éducation de la race ; tout le monde obéit cependant.
Personne ne sait aujourd’hui situer cet emplacement, mais le fait est là que
plusieurs décades après, son fils Doualet a dû quitter cet emplacement pour
s’aventurer encore plus avant dans la vaste nature. Il fonda Doba au bord d’un
cours d’eau dont les torrents frais et écumeux rugissaient en cataractes,
ouvrant ainsi les horizons nouveaux au Saras Gor. Les héritiers de Doualet ont
aujourd’hui pour noms M’Bailao, Mamadou Eloi. Mails leur ancêtre fut Millaro et
Millaro signifie « Celui qui a ouvert la route » c’est-à-dire le
Guerrier vagabond.
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1 Brahim
SEID Joseph, Au Tchad sous les étoiles, Le
vagabond, Présence africaine, Paris, 1962, pp. 87-90.