mardi 16 février 2016

Reflets sur Senghor, poète noir (Fabien Eboussi Boulaga)

(Nous choisissons de réproduire ici un article très peu connu du professeur Eboussi Boulaga, paru en mai 1960 dans le n° 123 de la revue Faits et Idées)
            Le silence, dont s’envahissent les « volcans de la négritude », nous laisse assez de recueillement, pour apprécier à sa juste valeur la littérature africaine de ces dernières années. Elle ne se réduit pas à une éruption de rancœurs  et à une aigre cacophonie. Les teintes voilées, le chant modulé et tendre de Senghor, nous éloignent de la revendication et du ressentiment, sans se départir d’exprimer la même émotion de l’homme noir, bousculé et asservi, mais épris de liberté et de fraternel amour.
            C’est progressivement que Léopold Sédar Senghor a prêté sa riche voix aux profondes aspirations et aux sentiments de la masse africaine. Qui oserait dire que la poésie fut sa langue naturelle ? Ce Sénégalais a dû se « forger une bouche vaste et retentissante », en se pliant à la rigueur de la formation universitaire, en enseignant dans plusieurs lycées français, loin de sa terre natale, élisant domicile en « douce France ».
            Mais a-t-il vraiment espéré un impossible « passage en ligne », en plongeant si profondément ses racines dans le sol étranger ? « Un juif, blanc parmi les blancs, peut nier qu’il soit juif, se déclarant un homme parmi les hommes. Le nègre ne peut nier qu’il soit nègre, ni réclamer pour lui cette abstraite humanité incolore ; il est noir. Aussi est-il acculé à l’authenticité », (Sartre, Orphée noir). Devenu grand conducteur des peuples (il est actuellement président de l’Assemblée fédérale du Mali), Senghor avouait naguère au congrès de Cotonou du P.R.A., quel était son désarroi culturel, proche de la panique, avant qu’il n’accédât à la « situation », en assumant sa condition tissée d’une chair donnée et héritière d’un passé inaliénable. Peut-on affirmer que la conversion ait été totale ? En tout cas, la métamorphose ne s’est point opérée brutalement. Nulle part elle n’aboutit à une désassimilation complète des schèmes européens. Elle reste irrémédiablement divisée, sans se dégorger des thèmes individualistes de la poésie française, pour parvenir à l’unité prophétique d’un Césaire. Mais son œuvre se pétrit de négritude. Essayons de suivre cette transformation.
            L’exil de son corps dans cette Europe blanche a jeté le poète dans le dur cercle de la solitude, celle « retentissante des grandes cités », où il côtoie les hommes, ses « semblables au visage de pierre ». C’est en vivant sa solitude qu’il rejoindra les siens, par la nostalgie et la tendre évocation de son Joal natal !
                        J’ai choisi ma demeure près des remparts rebâtis
                        de ma mémoire à la hauteur des remparts
                         me souvenant de Joal l’Ombreuse, du visage
                        de la terre de mon sang
            Les eaux claires de cette poésie du souvenir, où se mirent les paysages et les scènes d’une Afrique transfigurée, éblouissante et le visage d’êtres aimés, sourdent du « Royaume d’enfance », qui frémit de la joie des danses et des fêtes, rythmées par le tam-tam et la rhapsodie des griots.
                        Je me rappelle les fastes du couchant… Et les
                        processions et les palmes et les arcs de triomphe.
                        Je me rappelle la danse des filles nubiles. »
            Ainsi le pouls de l’Afrique bat-il déjà dans le premier recueil de Senghor, « Chants d’Ombre », où bien des images et des couleurs sont puisées au répertoire et à la palette de la nature africaine. La facture des poèmes est encore hésitante. Certains, tel celui qui décrit le jour des morts enneigé, rendent un son artificiel, et de discrètes réminiscences affleurent parfois, pour nous rappeler la culture de l’Agrégé de l’université, ayant assimilé les poètes français, de Villon aux Surréalistes. Mais déjà se perçoit un accent personnel, et les canons d’une nouvelle esthétique se dessinent, comme dans ce ravissant tableau :
                        Femme nue, femme noire
                        Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme
                        qui est beauté… Fruit mûr à la chair ferme
                        sombres extases de vin noir…

            Il faudra l’ouragan de la guerre pour arracher du poète « feuilles et parole futiles » de la confession personnelle et de l’innocente évocation nostalgique. Le combat l’introduira aux mystères douloureux de l’Afrique et le rendra comptable de ses frères, que l’histoire a meurtris et broyés. Cette investiture, que lui confèrent les événements, lui fait esquisser un art poétique plus adapté à son objet :
                        J’ai choisi le verset des fleuves… l’assonance
                        Des plaines et des rivières,
                        Choisi la trémulsion des balafongs…
                        J’ai choisi mon peuple noir peinant, mon peuple paysan.
            « Hosties noires » est la fleur lyrique née de la terre humide de sueur et de sang nègres. Le poète y devient une voix dont le diapason – et non le timbre – a changé. La page bruit désormais au souffle de la libération proche et le poète s’y prépare en se gardant pur :
                        « Qu’ils m’accordent les génies protecteurs,
                        que mon sang ne s’affadisse pas comme assimilé,
                        comme un civilisé ».
            Le coude à coude de la bataille, face à la mort qui tout nivelle, lui a fait rencontrer la liberté dont le cri « a traversé l’Afrique de part en part comme une épée longue et sûre dans l’avilissement de ses reins ». Qu’importe l’obsédante présence de la mort, l’espoir brille à l’horizon :
                        « La mort nous attend peut-être sur la colline ;
                        la vie pousse sur la mort dans le soleil chantant ».
            Seul le poids du mépris est intolérable, le pain amer de l’humiliation dont fut nourri l’homme noir :
                        « L’Europe m’a broyé.
                        Mère, je suis un soldat humilié qu’on nourrit de gros mil »
            Le sacrifice des soldats sénégalais n’a pas ébranlé la citadelle de mépris élevée par ceux qui firent d’eux « les dogues noirs de l’empire » :
                        « On fleurit les tombes, on réchauffe le soldat inconnu,
                        Vous mes frères obscurs, personne ne vous nomme »
            Et voici que cette route d’amertume réveille des courbatures et fait saigner d’anciennes blessures, ineffaçables stigmates de l’esclavage et de la traite. Quelques paysages de cette époque de cauchemar circulent dans ces poèmes, scandés de mots de feu et de sang :
                        « Et leurs boulets ont traversé les ruines d’empires
                        vastes comme le jour clair…
                        Les mains blanches qui flagellèrent les esclaves,
                        qui vous flagellèrent ».
            Le spectacle qu’ils déploient est celui de la désolation et de la mort :
                        « Et ils m’ont fait une vieillesse solitaire
                        parmi la forêt de mes nuits et la savane de mes jours.
                        Et, de ma Mésopotamie, de mon Congo,
                        ils ont fait un grand cimetière sous le soleil blanc ».
            Pourtant ces immenses terres d’affliction ne se referment pas sur elles-mêmes. Le pardon et l’oubli les ouvrent à l’espérance. Les « Hosties noires » s’achèvent par les clairs et augustes accord d’une Prière de paix :
                        « Seigneur Jésus, à la fin de ce livre que je t’offre
                        comme un Ciboire de souffrances…
                        Au pied de mon Afrique crucifiée depuis quatre cents ans
                        et pourtant respirante,
                        laisse-moi Te dire, Seigneur, sa prière de paix et de pardon ».
            La souffrance, ainsi offerte et acceptée, d’un cœur pieux, permet tout espoir : le sang noir qui « ablue » est aussi semence, puisqu’il est sang de martyrs
                        « Ce sang n’est pas de l’eau tépide, il arrose, épais,
                        notre espoir, qui fleurira au crépuscule ».
            En quoi s’épanouira cette mystérieuse graine et quel est ce crépuscule d’eschatologie, vers lequel se tend le regard du poète ? Ce miracle tellement attendu est néanmoins une conquête. Il s’agit de ressusciter le Royaume de l’Enfance et de la Nuit :
                        « Ma tâche est de reconquérir le lointain des terres
                        qui bornaient l’Empire du sang,
                        …les perles extrêmes de votre sang jusqu’au fond
                        des océans glacés ».
            Cet univers, composé de rêve et de réalité, qui rendra le nègre à sa vérité et à sa noblesse, est celui des « Chants pour Naëtt » et des « Ethiopiques ». Le style s’est négrifié : les poèmes sont moulés aux genres littéraires de l’Afrique. Des indications nous préviennent que leur lecture peut s’accompagner d’instruments tells que le tam-tam, le balafong ou le khalam, et l’abondance des mots et de réalités d’Afrique a imposé de clore les « Chants pour Naëtt » par un lexique. Le poète s’est mis à l’école de l’Afrique noire, qui revit dans ses rites, ses sacrifices vespéraux :
                        « Le poulet blanc est tombé sur le flanc,
                        le lait d’innocence s’est troublé sur les tombes ».
dans ses fêtes, ses contes et ses masques :
                        « Je ressuscite la théorie des servantes sur la rosée
            .et les grandes calebasses de lait, calmes sur le rythme
                        des hanches balancées… »
            Le langage devient dense, hermétique même, ou parfois s’échevèle comme en un poème surréaliste. C’est qu’un univers métaphysique est désormais sous-jacent, un monde de surréalité où règne « l’image-analogie », qui « présuppose et manifeste un univers hiérarchisé des forces vitales ». Dans ce Cosmos, où glissent d’invisibles présences, tout s’anime et s’assimile à un mâle ou à une femelle :
                        « Oho ! Congo couchée dans ton lit de forêts ;
                        Reine de l’Afrique domptée, car tu es femme… ».
            Le rythme y joue un rôle éminent. Parce qu’elle est rythmée, la parole se mue en Verbe créateur qui accorde les êtres et ouvre « aux divins secrets ». Dès lors le tam-tam, par sa monotonie incantatoire, devient instrument sacré et sa transe nous dépossède de notre étroite individualité pour nous rendre poreux aux forces essentielles, en un abandon amoureux :
                        « Et comme une femme, l’abandonnement ravi à la grande
                        force cosmique qui meut les montes chantants ».
            Car le terme ultime où tend cette mystique est l’Amour où nous initie le Verbe fait Image et Rythme :
                        « Et pourquoi vivre si l’on ne danse l’Autre ?
                        Car comment vivre sinon dans l’Autre, au fil de l’Autre… ».

            Tels est l’aboutissement de ce pèlerinage aux fontaines ancestrales que la nostalgie et la douleur ont fait entreprendre au poète. Il s’y est désaltéré aux sources de jouvence et de vie, de ce monde de communion et de mystère : « En vérité nous sommes comme des lamantins qui selon le mythe africain, vont boire à la source, comme jadis lorsqu’ils étaient quadrupèdes ou hommes ».

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