(Nous choisissons de réproduire ici un article très peu connu du
professeur Eboussi Boulaga, paru en mai 1960 dans le n° 123 de la revue Faits
et Idées)
Le silence, dont s’envahissent les « volcans de la
négritude », nous laisse assez de recueillement, pour apprécier à sa juste
valeur la littérature africaine de ces dernières années. Elle ne se réduit pas
à une éruption de rancœurs et à une
aigre cacophonie. Les teintes voilées, le chant modulé et tendre de Senghor,
nous éloignent de la revendication et du ressentiment, sans se départir
d’exprimer la même émotion de l’homme noir, bousculé et asservi, mais épris de
liberté et de fraternel amour.
C’est progressivement que Léopold Sédar Senghor a prêté
sa riche voix aux profondes aspirations et aux sentiments de la masse
africaine. Qui oserait dire que la poésie fut sa langue naturelle ? Ce
Sénégalais a dû se « forger une bouche vaste et retentissante », en
se pliant à la rigueur de la formation universitaire, en enseignant dans
plusieurs lycées français, loin de sa terre natale, élisant domicile en
« douce France ».
Mais a-t-il vraiment espéré un impossible « passage
en ligne », en plongeant si profondément ses racines dans le sol
étranger ? « Un juif, blanc parmi les blancs, peut nier qu’il soit
juif, se déclarant un homme parmi les hommes. Le nègre ne peut nier qu’il soit
nègre, ni réclamer pour lui cette abstraite humanité incolore ; il est
noir. Aussi est-il acculé à l’authenticité », (Sartre, Orphée noir).
Devenu grand conducteur des peuples (il est actuellement président de
l’Assemblée fédérale du Mali), Senghor avouait naguère au congrès de Cotonou du
P.R.A., quel était son désarroi culturel, proche de la panique, avant qu’il
n’accédât à la « situation », en assumant sa condition tissée d’une
chair donnée et héritière d’un passé inaliénable. Peut-on affirmer que la
conversion ait été totale ? En tout cas, la métamorphose ne s’est point
opérée brutalement. Nulle part elle n’aboutit à une désassimilation complète
des schèmes européens. Elle reste irrémédiablement divisée, sans se dégorger
des thèmes individualistes de la poésie française, pour parvenir à l’unité
prophétique d’un Césaire. Mais son œuvre se pétrit de négritude. Essayons de
suivre cette transformation.
L’exil de son corps dans cette Europe blanche a jeté le
poète dans le dur cercle de la solitude, celle « retentissante des grandes
cités », où il côtoie les hommes, ses « semblables au visage de
pierre ». C’est en vivant sa solitude qu’il rejoindra les siens, par la
nostalgie et la tendre évocation de son Joal natal !
J’ai
choisi ma demeure près des remparts rebâtis
de ma mémoire à la
hauteur des remparts
me souvenant de Joal l’Ombreuse, du visage
de la terre de mon sang
Les eaux claires de cette poésie du souvenir, où se
mirent les paysages et les scènes d’une Afrique transfigurée, éblouissante et
le visage d’êtres aimés, sourdent du « Royaume d’enfance », qui
frémit de la joie des danses et des fêtes, rythmées par le tam-tam et la
rhapsodie des griots.
Je me
rappelle les fastes du couchant… Et les
processions et les
palmes et les arcs de triomphe.
Je me rappelle la danse
des filles nubiles. »
Ainsi le pouls de
l’Afrique bat-il déjà dans le premier recueil de Senghor, « Chants
d’Ombre », où bien des images et des couleurs sont puisées au répertoire et
à la palette de la nature africaine. La facture des poèmes est encore
hésitante. Certains, tel celui qui décrit le jour des morts enneigé, rendent un
son artificiel, et de discrètes réminiscences affleurent parfois, pour nous
rappeler la culture de l’Agrégé de l’université, ayant assimilé les poètes
français, de Villon aux Surréalistes. Mais déjà se perçoit un accent personnel,
et les canons d’une nouvelle esthétique se dessinent, comme dans ce ravissant
tableau :
Femme
nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui
est vie, de ta forme
qui est beauté… Fruit
mûr à la chair ferme
sombres extases de vin
noir…
Il faudra l’ouragan de la guerre pour arracher du poète
« feuilles et parole futiles » de la confession personnelle et de
l’innocente évocation nostalgique. Le combat l’introduira aux mystères
douloureux de l’Afrique et le rendra comptable de ses frères, que l’histoire a
meurtris et broyés. Cette investiture, que lui confèrent les événements, lui
fait esquisser un art poétique plus adapté à son objet :
J’ai
choisi le verset des fleuves… l’assonance
Des plaines et des
rivières,
Choisi la trémulsion des
balafongs…
J’ai choisi mon peuple
noir peinant, mon peuple paysan.
« Hosties noires » est la fleur lyrique née de
la terre humide de sueur et de sang nègres. Le poète y devient une voix dont le
diapason – et non le timbre – a changé. La page bruit désormais au souffle de
la libération proche et le poète s’y prépare en se gardant pur :
« Qu’ils
m’accordent les génies protecteurs,
que mon sang ne
s’affadisse pas comme assimilé,
comme un
civilisé ».
Le coude à coude de la bataille, face à la mort qui tout
nivelle, lui a fait rencontrer la liberté dont le cri « a traversé
l’Afrique de part en part comme une épée longue et sûre dans l’avilissement de
ses reins ». Qu’importe l’obsédante présence de la mort, l’espoir brille à
l’horizon :
« La
mort nous attend peut-être sur la colline ;
la vie pousse sur la
mort dans le soleil chantant ».
Seul le poids du mépris est intolérable, le pain amer de
l’humiliation dont fut nourri l’homme noir :
« L’Europe
m’a broyé.
Mère, je suis un soldat
humilié qu’on nourrit de gros mil »
Le sacrifice des soldats sénégalais n’a pas ébranlé la
citadelle de mépris élevée par ceux qui firent d’eux « les dogues noirs de
l’empire » :
« On
fleurit les tombes, on réchauffe le soldat inconnu,
Vous mes frères obscurs,
personne ne vous nomme »
Et voici que cette route d’amertume réveille des
courbatures et fait saigner d’anciennes blessures, ineffaçables stigmates de
l’esclavage et de la traite. Quelques paysages de cette époque de cauchemar
circulent dans ces poèmes, scandés de mots de feu et de sang :
« Et
leurs boulets ont traversé les ruines d’empires
vastes comme le jour
clair…
Les mains blanches qui flagellèrent
les esclaves,
qui vous
flagellèrent ».
Le spectacle qu’ils déploient est celui de la désolation
et de la mort :
« Et
ils m’ont fait une vieillesse solitaire
parmi la forêt de mes
nuits et la savane de mes jours.
Et, de ma Mésopotamie,
de mon Congo,
ils ont fait un grand
cimetière sous le soleil blanc ».
Pourtant ces immenses terres d’affliction ne se referment
pas sur elles-mêmes. Le pardon et l’oubli les ouvrent à l’espérance. Les
« Hosties noires » s’achèvent par les clairs et augustes accord d’une
Prière de paix :
« Seigneur
Jésus, à la fin de ce livre que je t’offre
comme un Ciboire de souffrances…
Au pied de mon Afrique
crucifiée depuis quatre cents ans
et pourtant respirante,
laisse-moi Te dire,
Seigneur, sa prière de paix et de pardon ».
La souffrance, ainsi offerte et acceptée, d’un cœur
pieux, permet tout espoir : le sang noir qui « ablue » est aussi
semence, puisqu’il est sang de martyrs
« Ce
sang n’est pas de l’eau tépide, il arrose, épais,
notre espoir, qui fleurira
au crépuscule ».
En quoi s’épanouira cette mystérieuse graine et quel est
ce crépuscule d’eschatologie, vers lequel se tend le regard du poète ? Ce
miracle tellement attendu est néanmoins une conquête. Il s’agit de ressusciter
le Royaume de l’Enfance et de la Nuit :
« Ma
tâche est de reconquérir le lointain des terres
qui bornaient l’Empire
du sang,
…les perles extrêmes de
votre sang jusqu’au fond
des océans
glacés ».
Cet univers, composé de rêve et de réalité, qui rendra le
nègre à sa vérité et à sa noblesse, est celui des « Chants pour
Naëtt » et des « Ethiopiques ». Le style s’est négrifié :
les poèmes sont moulés aux genres littéraires de l’Afrique. Des indications
nous préviennent que leur lecture peut s’accompagner d’instruments tells que le
tam-tam, le balafong ou le khalam, et l’abondance des mots et de réalités
d’Afrique a imposé de clore les « Chants pour Naëtt » par un lexique.
Le poète s’est mis à l’école de l’Afrique noire, qui revit dans ses rites, ses
sacrifices vespéraux :
« Le
poulet blanc est tombé sur le flanc,
le lait d’innocence s’est
troublé sur les tombes ».
dans ses fêtes, ses contes
et ses masques :
« Je
ressuscite la théorie des servantes sur la rosée
.et les grandes calebasses de lait,
calmes sur le rythme
des hanches balancées… »
Le langage devient dense, hermétique même, ou parfois s’échevèle
comme en un poème surréaliste. C’est qu’un univers métaphysique est désormais
sous-jacent, un monde de surréalité où règne « l’image-analogie »,
qui « présuppose et manifeste un univers hiérarchisé des forces vitales ».
Dans ce Cosmos, où glissent d’invisibles présences, tout s’anime et s’assimile
à un mâle ou à une femelle :
« Oho !
Congo couchée dans ton lit de forêts ;
Reine de l’Afrique
domptée, car tu es femme… ».
Le rythme y joue un rôle éminent. Parce qu’elle est
rythmée, la parole se mue en Verbe créateur qui accorde les êtres et ouvre « aux
divins secrets ». Dès lors le tam-tam, par sa monotonie incantatoire,
devient instrument sacré et sa transe nous dépossède de notre étroite
individualité pour nous rendre poreux aux forces essentielles, en un abandon
amoureux :
« Et
comme une femme, l’abandonnement ravi à la grande
force cosmique qui meut
les montes chantants ».
Car le terme ultime où tend cette mystique est l’Amour où
nous initie le Verbe fait Image et Rythme :
« Et
pourquoi vivre si l’on ne danse l’Autre ?
Car comment vivre sinon
dans l’Autre, au fil de l’Autre… ».
Tels est l’aboutissement de ce pèlerinage aux fontaines
ancestrales que la nostalgie et la douleur ont fait entreprendre au poète. Il s’y
est désaltéré aux sources de jouvence et de vie, de ce monde de communion et de
mystère : « En vérité nous sommes comme des lamantins qui selon le
mythe africain, vont boire à la source, comme jadis lorsqu’ils étaient quadrupèdes
ou hommes ».