(En
1975, le père Jacques Hallaire avait été sollicité pour répondre à quelques
questions que lui posait la révue Jésuite « Christus » en vue d’un
numéro sur le pluralisme des religions. Il a préféré répondre par cet article
qui a pour titre « Lettre de Koumogo ». L’article aborde de façon
pertinente certains sujets et reste encore valable aujourd’hui.)
Cher Père,
Me voici après les fêtes de Pâques un peu moins bousculé
qu’avant, et je vais essayer de répondre à votre lettre au sujet du numéro
Christus que vous projetiez sur le pluralisme des religions.
Les pistes que vous proposiez me semblent poser les
vraies questions de façon intéressante et suggestive, mais je ne me vois pas à
vrai dire en état de traiter l’une ou l’autre d’une manière valable. L’une d’entre
elles (la mission aujourd’hui) est pourtant celle de mon existence même de
missionnaire et m’oblige à un véritable examen de conscience. Je suis venu au
Tchad apporter la vérité du Christ comme devant s’imposer à tous et je me rends
compte à quel point cela peut paraître de nos jours exorbitant et scandaleux,
une forme d’impérialisme et de colonialisme qui discrédite l’apostolat
missionnaire aux yeux d’un nombre de plus en plus grand de chrétiens aujourd’hui.
Je n’avais pas attendu mon départ en mission pour sentir
la difficulté, mais ce dont je pensais devoir me garder surtout, c’est d’une
tendance au dénigrement systématique qui pour mieux justifier ma présence et
mon action m’aurait fait regarder avec mépris ou sévérité injuste les croyances
et pratiques des religions traditionnelles. Cette attitude aurait été d’autant
plus facile à adopter que, dans le contexte colonial de l’époque, les gens du
pays étaient souvent les premiers à rejeter leur patrimoine culturel et à
déclarer toutes leurs coutumes mauvaises ou ridicules. J’ai été heureux de me
trouver au milieu d’un peuple très attaché à ses traditions dont il était fier.
J’ai pu sans me forcer y découvrir de vraies richesses. Mais cela ne me
paraissait pas mettre en question la légitimité de ma présence missionnaire.
Ceux-là mêmes qui étaient chargés de garder ces richesses semblaient d’ailleurs
les premiers à approuver mon apostolat dans leur peuple. Le grand chef
religieux des Sara m’a offert un terrain pour que j’installe la mission près de
chez lui et il m’a dit : « Tu
fais le travail de Dieu, moi aussi, et c’est pourquoi je suis heureux que tu
viennes enseigner sa parole ici ». Un autre chef coutumier m’a déclaré :
« Nous connaissons Dieu, mais c’était
comme dans la nuit. Tu viens pour que nous le connaissions en plein jour ».
Ces belles déclarations étaient peut-être dues à la politesse qui s’impose
devant un étranger, mais rien par la suite n’a pu me faire soupçonner qu’elles
n’étaient pas sincères. Par ailleurs l’empressement que j’ai trouvé dans les
villages à accueillir « la Parole de Dieu » semblait m’indiquer que
je répondais à un besoin profond en l’apportant. Sauf dans les tout débuts où j’ai
eu à me faire connaître, je n’allais que là où on me réclamait. Ce n’est pas
moi qui courais après le gens pour les persuader de se convertir. Ce sont eux qui
m’appelaient pour me dire leur désir de commencer la mission, et quand débordé
de travail je tardais à aller les voir, ils commençaient parfois à se réunir
avec un catéchiste de fortune pour me forcer à les visiter.
Cet enthousiasme ne me laissait pas sans inquiétudes sur
les motivations qui l’inspiraient et je me demandais aussi ce que l’on retenait
réellement du message que j’essayais de communiquer. Cependant, quand, au bout
de quelques années, les nouveaux convertis se sont mis à composer des chants,
ils ont exprimé spontanément ce qu’était pour eux le christianisme. J’ai
analysé ces chants dans un numéro de Christus il y a une dizaine d’années sur
la foi en Jésus Christ, je crois (no 46). Il
apparait nettement à travers ces chants qu’on était allé de façon originale
mais sans bavure au cœur même de la foi. Cette constatation a été pour moi
source de grande joie et d’encouragement. Ce que les premiers chrétiens de ce
pays avaient trouvé dans notre enseignement, c’est bien ce que nous étions venu
leur apporter, ce qui m’avait paru être source de vie et de bonheur pour l’humanité.
Il n’y avait pas eu de malentendu.
En réfléchissant sur les questions que vous posez j’ai
éprouvé le besoin d’un nouveau contrôle. Tout récemment, ayant l’occasion de
pouvoir parler tranquillement avec un homme baptisé il y a cinq ans et qui
enseigne sans beaucoup de succès le catéchisme dans son village, je lui ai
demandé ce qui l’avait poussé à se convertir au christianisme et à y conduire
les autres. « Tes ancêtres
connaissaient déjà Dieu. Ils disaient même de très belles choses sur lui. Qu’est-ce
que tu as trouvé de nouveau et de supérieur dans la religion chrétienne ? »
Il m’a répondu : « Quand je
suis devenu croyant, j’ai compris que Dieu a vraiment envoyé son Fils sur la
terre, que Jésus est mort et ressuscité pour nous. Par lui nous sommes unis à
Dieu comme nos ancêtres ne pouvaient pas l’être. Et puis, quand j’ai lu les
paroles de Jésus dans l’Evangile, je les ai beaucoup aimées. »
Ce témoignage m’a confirmé qu’il peut y avoir pour les
Tchadiens une rencontre personnelle du Christ par la foi, que le Christ peut
leur apporter la lumière et la force pour leur existence. Cette rencontre ne se
fait pas forcément au moment où l’on commence à fréquenter la mission. Beaucoup
de convertis ont raconté avec humour les motifs fort mêlés et parfois
extravagants qui les avaient amenés à s’inscrire au catéchisme. Mais, surtout
quand il s’agit d’adultes, ils font assez souvent état du moment où ils ont
cru. Ils sont passés par une vraie expérience spirituelle. Leur accès à la foi
s’accompagne généralement d’un rejet vigoureux de toutes les pratiques
religieuses ancestrales qui s’adressaient aux puissances intermédiaires entre
Dieu et l’homme. Ne me rendant pas compte de ce que ces pratiques signifiaient
pour eux, de ce qu’elles impliquent et de ce à quoi elles engagent, j’ai
demandé aux chrétiens de réfléchir ensemble et de s’entendre sur ce qu’il
convenait de faire et de ne pas faire. J’ai été étonné parfois de leur
sévérité, mais j’ai cru devoir respecter leur jugement. Actuellement cette
attitude négative est remise en question surtout dans le milieu étudiant dont
beaucoup ont été coupés de leurs traditions et en éprouvent la nostalgie.
L’an dernier après une conférence qu’on m’avait demandé
de faire à un public de ce milieu et où je montrais que le Dieu des anciens
Sara, tel qu’il apparaît dans les noms théophores, correspond au Dieu de la
Bible, la discussion s’est portée sur ces forces intermédiaires auxquelles s’adresse
le culte. J’ai proposé de les assimiler aux puissances dont parle l’Epitre aux
Colossiens pour nous dire que le Christ nous en a libérés, mais j’ai peu été
suivi. Quelqu’un m’a expliqué que, devant Dieu très grand et lointain, l’homme
a besoin d’intermédiaires. Pour les Européens, c’est le Christ et pour les
Africains, ce sont les esprits. Un chrétien a répondu à cela qu’il faut
distinguer les intermédiaire qui en même temps qu’ils relient font écran, en
empêchant le contact direct, et le médiateur, dont seul le Christ a pu assumer
la fonction entre l’homme et Dieu, qui permet aux deux de se retrouver et de s’unir.
Je pense que tous ceux qui ont fait l’expérience de la foi souscriraient à
cette présentation, mais précisément, puisque le rôle du Christ se situe à un
autre niveau que celui des esprits, ne pourrait-on pas concevoir une foi au
Christ s’accompagnant des pratiques religieuses ancestrales ? Cela a paru
impossible tant aux premiers convertis de notre région qu’à leurs
missionnaires. Peut-être ce que vous avez dit du lien foi-religion permet-il de
comprendre cette attitude.
Le christianisme que nous avons apporté se présentait
comme une religion avec ses rites par ù s’exprimait la foi, mais dont certains
répondaient aux mêmes besoins que ceux des religions traditionnelles. Il
unissait les croyants en communautés qui faisaient sociologiquement nombre avec
d’autres groupes. Refuser les rites païens était la façon la plus claire sinon
la seule possible de se reconnaître comme croyant et comme membre de l’Eglise,
et les païens eux-mêmes auraient souvent été choqués de voir les chrétiens y
participer. Actuellement la pression de plus en plus vigoureuse pour le retour
aux traditions ancestrales pourrait amener à poser le problème de cette
participation avec acuité, mais je serais personnellement assez embarrassé si l’on
me demandait à quel point on doit s’arrêter sur cette voie et dire non même au
prix du martyre. J’espère qu’il y aura parmi les Tchadiens assez d’authentiques
croyants pour discerner jusqu’où ils peuvent aller sans trahir leur foi au
Christ.
Un point qui ne m’a pas paru envisagé dans votre projet,
c’est le rôle stimulant des diverses religions pour le progrès et l’approfondissement
de la foi chrétienne. J’avais envisagé un peu cet aspect dans un petit article
qu’on m’avait demandé pour présenter le bulletin Afrique et Parole aux lectures
de la Maison de Dieu et qui a dû paraître il y a près d’un an.
Bien fraternellement dans le Christ.
Jacques HALLAIRE
(Christus no 87,
juin 1975)