Le point de départ de la pensée négro-africaine n’est pas
l’être en tant qu’être. Il est au
contraire l’expérience la plus fondamentale de l’Homme, l’expérience de la vie,
et de la vie de l’Homme vivant. Nous sommes ici en face, non d’une ontologie
mais d’une anthropologie.
On a dit et répété, avec le Père Tempels, que c’est la
force vitale qui constitue le point de départ de la philosophie
négro-africaine. Cette force vitale considérée comme un « en-soi »
nous ramène à l’ontologie. L’analyse des mythes africains nous met aux prises
avec le mystère de la Vie. Cette vie n’est pas une notion simple et abstraite ;
c’est une expérience vécue de façon dramatique, au sens étymologique du mot. Ce
drame met en scène deux forces contradictoires : la Vie et la Mort. C’est l’expérience
de ce drame qui constitue, à proprement parler, le point de départ de la
philosophie et de la religion négro-africaines. L’homme, en vivant intensément
ce drame, se découvre dans la totalité de ses dimensions, microcosme au sein du
macrocosme : destinée, communauté, histoire, pérennité.
Les textes que nous avons mentionnés présentent l’Homme avant
tout comme un être cosmique. Ol est,
comme on dirait aujourd’hui, l’aboutissement de l’évolution, à partir du Nun primordial, en passant par les
étapdes d’Atun, (forcevitale), du Shu et Tefnet (masculinité et féminité),
de Geb et de Nut (terre et ciel). Cette évolution n’est pas avant tout celle de
la conscience. Elle est essentiellement celle de la vie, qui, à travers le
laborieux cheminement de son devenir, se personnalise dans l’Homme vivant. Ce
processus se vérifie dans les cosmogonies ouest-africaines, chez les Dongons,
les Senoufo, les Bambara, comme en Afrique Centrale chez les Fang ou les
groupes Bantou du bassin du Zaïre (RDC). Quelle que soit la terminologie
employée, même dans le cas de la Dialectique
du Verbe chez les Bambara dont parle
le Professeur D. Zahan, ce cheminement est celui de la vie vers la conquête de
son plein épanouissement.
Cette évolution n’est pas, comme chez les Grecs, une
dégradation et une chute ; elle ne part pas du Nous pour tomber, en passant par le Logos et la Psychè, dans
le Chao de la Hylè. Elle est au contraire une marche en avant, une ascension,
une conquête, une passion, un mort, une résurrection.
Dans cette montée, c’est tout l’univers qui s’affranchit,
s’unifie, se personnalise et s’accomplit. Le rite africain est incompréhensible
à qui n’a pas la claire vision de cette dimension cosmique de l’Homme. L’Homme
est à la fois du monde des Vivants et de celui des Morts ; il est esprits,
animaux, minéraux ; il est feu, il est eau, il est vent ; il est Geb et Nut, c’est-à-dire ciel et terre. La liturgie africaine, c’est le
cosmos qui emprunte la voix de l’homme
pour adorer Dieu et célébrer la victoire de la vie sur la mort. Le vêtement
liturgique est à la fois masque, dépouilles animales, végétales et minérales ;
la matière du rte est eau, feu, sang, plantes, animaux ; tout cela
récapitule en l’homme l’univers qui s’humanise ainsi et devient l’Eglise de la
célébration cosmique, c’est-à-dire la communauté de foi ou toute la création s’exprime
dans l’homme vivant.
Cette anthropo-cosmologie n’est pas panthéisme. Dans la
généalogie qui va de Nun à Osiris, Atum représente le Primum Movens, le premier Principe qui
crée tout et qui n’a pas été créé.
Ce premier principe qui apparaît comme la négation du
Néant primordial (Nun) ne se confond
pas avec les divinités. On dit que ces dernières sont créées par lui. En fait
les divinités représentent dans la pensée populaire de l’Egypte – et de l’Afrique
traditionnelle – ce qu’ailleurs on nomme les héros civilisateurs, ces
archétypes d’une Humanité exemplaire, celle des fondateurs et des Saints
protecteurs. Ce premier principe ne se confond pas non plus avec Shu et Tefnet de qui procèdent Geb
et Nut (la terre et le ciel), c’est-à-dire notre univers. Les Dieux
eux-mêmes ne s’identifient pas avec ce double principe mâle et femelle. Tout se
tient sans se confondre : il y a comme on dit aujourd’hui, participation ;
il n’y a pas émanation ni confusion.
L’homme apparait comme le Fils de la Terre et du Ciel,
véritable synthèse de l’univers auquel nous appartenons. Il appartient au monde
céleste, monde des esprits, du soleil, de la lune et des étoiles, mon des
forces cosmiques et des puissances mystérieuses, là où règnent les « Puissances,
les Trônes et les Dominations. » Il appartient au monde terrestre, avec
son foisonnement de la vie et de la mort. Il appartient enfin au monde d’en
bas, royaume des ténèbres, de l’angoisse et de la peur.
L’homme appartient à la totalité de la durée ; il
est racine initiatique, à la fois
aboutissement et commencement absolu ; il est le fondement de l’histoire
qui donne à la durée son sens et son contenu. A la fois, terre et ciel, esprits
et forces cosmiques, passé, présent et avenir, l’homme est réellement l’univers
en miniature, microcosme au sein du macrocosme.
Engelbert Mveng, L’Afrique dans l’Eglise. Paroles d’un croyant,
L’Harmattant, Paris, 1986, pp. 10-12.