vendredi 24 février 2017

CHRISTIANISER LES RITES PAÏENS ? (Père Jacques Hallaire)

(Il est toujours intéressant de relire cet article du père Jacques Hallaire, écrit en 1965. Nous y voyons comment locale d'aujourd'hui est en train de naître, quels sont les efforts qui ont été faits. L'article est plus long mais nous avons voulu reprendre ici, un des aspects qui perdure jusqu'aujourd'hui dans la recherche d'une solution adéquate; il s'agit des funérailles.)
            La religion des anciens Saras se caractérisait par la croyance en une foule d’intermédiaires obligés entre Dieu et nous : âmes des morts, esprits plus ou moins démoniaques, auxquels s’adressait l’essentiel de leur culte. Il aurait paru bien tentant, selon une pédagogie missionnaire formulée déjà par saint Grégoire le Grand, mais sur laquelle on insiste particulièrement de nos jours, de transposer ces données païennes sur un mode chrétien en culte des saints, en dévotion aux âmes du purgatoire. Ainsi, nous accueillerions avec sympathie tout ce qui, dans la religion traditionnelle, contenait un élément de vérité et pouvait être considéré comme une pierre d’attente de la révélation définitive, nous permettrions à nos fidèles de s’épanouir dans un christianisme conforme à leurs tendances profondes, voire même de développer certaines richesses latentes du dogme qui attendait pour être exploitées, d’être vécues par l’âme africaine. Nous avions suggéré à nos fidèles cette possibilité dans notre enseignement. Nous les avions invités à prendre, en plus du patron dont chacun portait le nom, un saint qui serait le protecteur de leur communauté, de leur village. Nous avions composé quelques prières d’invocation aux saints, et des cantiques en leur honneur, tout spécialement à celui de la sainte Vierge, entraînés d’ailleurs par l’abondance du répertoire en ce domaine dans les recueils français. Concernant le culte des morts, nous expliquions qu’il est très louable de penser aux défunts, mais qu’aux offrandes de nourriture qu’on leur faisait devaient succéder la prière et le sacrifice de la messe à leur intention. Nous autorisions à donner aux enterrements la même solennité qu’autrefois, mais nous demandions que, dans les chants de deuils traditionnels, les cris de doute et de désespoir fassent place à des paroles où se manifesterait l’espérance chrétienne. Nos fidèles écoutaient ces leçons sans faire d’objections et exécutaient volontiers prières et chants que nous leur proposions. Mais, quand ils se sont exprimés spontanément dans les chants qu’eux-mêmes composaient, nous avons dû reconnaître que leurs aspirations ne les menaient pas toujours là où nous l’avions logiquement supposé.
            En ce qui concerne les morts, nos chrétiens ne semblent, pour le moment, guère enclins à prier pour eux. Cela nous a étonnés, mais je crois que c’est assez compréhensible. Le culte qu’ils leur adressaient dans le paganisme était déterminé par la crainte de leurs sévices. Le sentiment qui domine en eux maintenant, quand ils pensent aux morts, est probablement le soulagement de savoir qu’ils n’ont plus rien à en redouter. Il m’est arrivé, voilà déjà cinq ou six ans, de célébrer avec beaucoup de pompe un service anniversaire pour un jeune homme que nous avions baptisé peu avant sa mort. Quelques mois plus tard, sa mère, une honnête païenne, était venue me demander si elle pouvait faire les cérémonies qui, selon les traditions, devaient se dérouler vers cette époque : au cours d’un grand rassemblement de parents et d’amis, . on aurait procédé à l’immolation de poulets, puis on aurait mangé et bu joyeusement en l’honneur du défunt. Je lui ai répondu qu’elle avait parfaitement le droit d’organiser une réunion en souvenir de son enfant, mais que, puisqu’il était mort chrétien, ll convenait de remplacer le sacrifice des poulets par un autre beaucoup plus grand et plus beau, que je célèbrerais moi-même avec tous les frères de son fils dans la foi. Elle a accepté, et pour bien marquer que notre religion nouvelle ne venait pas abolir mais accomplir, j’ai été dire la messe à l’endroit même où aurait dû se dérouler la cérémonie des sacrifices de poulets, entouré de toute la communauté chrétienne. J’avais cru aller ainsi au-devant des aspirations de nos fidèles et inaugurer une liturgie des morts particulièrement adaptée. J’avais signalé la chose dans tous les villages et proposé de la renouveler dans des cas analogues. Mais personne depuis ne m’a demandé de réitérer ce geste. Personne ne m’a demandé de célébrer la messe pour un défunt.
            Les enterrements revêtent, il est vrai, pour nos chrétiens, une grande importance. Lorsque la personne décédée a un lien, si faible soit-il, avec la mission, ils se rendent en corps aux funérailles, où ils essaient de faire passer des éléments chrétiens : prières, chants, lectures, déclaration pieuses. Mais je ne vois qu’un cant qui ait été composé, d’ailleurs sur nos instances, en vue de ces cérémonies. Son rythme, sa musique, ses paroles, contrastent violemment, mais certainement à dessein, avec celles des lamentations païennes en usage. Sur un ton joyeux, presque guilleret, mais qui respire la paix, il pose dans le refrain cette question : « A notre mort allons-nous au Ciel ? » Les quatorze couplets précisent la question puis détaillent la réponse : « Allons-nous avec toi, Jésus ?... Notre esprit va-t-il avec toi ?... Nous sommes très heureux… Nous ne souffrons pas… Nous nous réjouissons beaucoup… Nous demeurons dans beaucoup de bonheur… Nous allons à beaucoup de bonheur… Nous voyons Marie notre mère… Nous voulons aller voir notre Père… Nous allons dans les mains de Dieu… Nous allons dans le bonheur… Nous allons avec toi au Ciel… Tu nous pardonnes… Je vais avec toi au Ciel. »
            Beaucoup d’autres chants sont utilisés lors des enterrements par nos chrétiens. Ce sont de préférences ceux qui évoquent la résurrection du Christ et de ses fidèles, ceux qui expriment notre désir de le rejoindre au Ciel. Les alléluias et les cris de joie ne paraissent absolument pas déplacés en la circonstance. Dès le début de la mission, un incident m’avait d’ailleurs fait sentir combien nos convertis sont soucieux de rejeter tout ce qui rappelle les lamentations païennes. Un jeune avait été baptisé en danger de mort e était décédé peu après. On m’avait demandé pour lui des funérailles chrétiennes. Quand nous sortions de l’église pour aller l’enterrer dans son village tout proche, nous avons entendu le groupe de femmes païennes restées près de sa case pousser les cris de deuil rituels. Un frisson d’indignation a secoué ceux qui m’entouraient et dont aucun n’avait reçu le baptême : « C’est un chrétien, elles ne doivent pas pleurer ! » L’un d’eux est parti en courant du côté des femmes et aussitôt elles ont fait silence jusqu’à la fin de la cérémonie.
            Pourtant, dans le répertoire des chants saras, il en existe au moins une dizaine qui, indubitablement, appartiennent au genre littéraire des lamentations de deuil. On y reconnaît les formules caractéristiques : « Nous pleurons… » - « Notre frère est mort, notre frère est mort ! » - « Nous pleurons notre frère qui est mort ! » - « Comment vais-je faire, comment vais-je faire ? » Mais celui que l’on pleure, c’est toujours Jésus, mort pour nous, mort à cause de nos fautes. Personne d’autre ne semble à nos fidèles mériter leurs larmes. Et, même dans ces chants, on trouve des appels à ne plus pleurer, mais à se réjouir à la pensée de la résurrection du Christ et du salut qu’il nous donne. Et le « Comment vais-je faire ? » qui, pour le païens, résonne dans le vide comme un aveu d’impuissance, la constatation qu’il n’y a plus de recours possible contre la mort, aucun moyen de la dominer lorsqu’elle nous écrase, trouve dans ces chants une réponse positive. Le cantique où elle s’exprime le mieux ne fait pas à proprement parler partie du répertoire de chants saras, car il a été fait en pays ngambaye à l’époque où les chrétiens saras ne se croyaient pas encore capable de composer eux-mêmes. Mais, dès qu’ils l’ont connu, ils l’ont adopté avec empressement et transposé dans leur langue. Le refrain est le classique : « Comment vais-je faire ? et les deux premiers couplet sont sur des thèmes usuels aussi, quoique le deuxième, appliqué à Dieu le Père, ne manque pas d’originalité : « Comment vais-je faire, ta mère pleure ?... comment vais-je faire, ton père pleure ?... » Avec le troisième couplet, la réponse commence à venir, et cette réponse consiste dans notre union au Christ mort et ressuscité, que nous avons déjà rencontrée dans leurs chants et qui s’exprime ici avec une simplicité stupéfiante de vigueur : « Je meurs avec toi, deux sur la Croix, je meurs avec toi deux, Jésus, je meurs avec toi, deux… Je vais avec toi, deux dans le tombeau, je vais avec toi, deux, Jésus, je vais avec toi, deux… Je suis couché avec toi, deux dans le tombeau, je suis couché avec toi deux, Jésus… Je me lève avec toi, deux dans le tombeau… Je sors avec toi, deux hors du tombeau… Je vais avec toi, deux au Ciel… »

Jacques Hallaire, Ils parleront de nouvelles langues, Christus n° 46, 1965.



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