mercredi 2 novembre 2016

Lu pour vous/Une communauté chrétienne au Tchad (par Pascal Djimoguinan)

            Nous proposons ici un article du père Jacques Hallaire paru dans Vie chrétienne n° 106, avril 1968, sous le titre de « Une communauté chrétienne du Tchad au jour le jour. » Il est intéressant de relire cet article 48 ans après pour voir le chemin parcouru et ce qui reste à faire. C’est une façon de faire honneur au père Hallaire qui a passé 45 ans au Tchad. Le père Jacques Hallaire est décédé le 27 mars 1996 à 23h 05mn à Antony en France.
            Je suis curé de Bédaya. Ma paroisse se situe dans le sud de la République du Tchad, et correspond à une petite unité administrative qui s’étire sur cent kilomètres de long, et groupe trente-cinq villages totalisant treize mille habitants, presque tous de race et de langue Sara. Mon territoire paroissial, que j’ai divisé en trois secteurs, n’est que le reste d’une zone cinq fois plus vaste, dont l’évangélisation m’avait été confiée il y a quinze ans, et qu’on a pu morceler peu à peu grâce à l’arrivée de nouveaux missionnaires. Les premiers baptêmes datent d’il y a onze ans. Il s’y trouve actuellement environ sept cents chrétiens et six cents catéchumènes, répartis dans à peu près tous les villages.
            Comment un seul prêtre peut-il assurer l’instruction et la vie chrétienne dans une chrétienté aussi dispersée ? Cette question paraîtrait majeure en France. Ici, elle se résout d’elle-même. Les groupes de chrétiens sont nés de visites à peine mensuelles du missionnaire. Ils sont organisés pour vivre à ce rythme. C’est le catéchiste de chaque village qui assure l’enseignement religieux, et réunit les fidèles le dimanche. Pour ma part, je me dois d’aller visiter à peu près chaque jour l’un, parfois deux, des postes de catéchisme pour y contrôler et soutenir l’enseignement religieux. Dans une quinzaine de villages, je trouve une case-chapelle édifiée par les soins des fidèles ; j’y célèbre la messe à laquelle ceux des villages voisins peuvent se rendre sans difficulté, de sorte qu’à peu près tous les chrétiens de la paroisse peuvent fréquenter les sacrements de pénitence et d’eucharistie au moins une fois par mois. Tous invités à se retrouver au centre de Bédaya pour les fêtes de Noël et de Pâques, et les chrétiens des villages les plus éloignés s’efforcent, non sans mérite, de s’y rendre, ainsi qu’o la retraite annuelle qui se fait durant le Carême. Celle-ci à lieu en pleine brousse, au bord d’une rivière. C’est le cadre de plein air qui s’est révélé le plus favorable au recueillement nécessaire, et aux nécessités de la vie matérielle imposées par un tel rassemblement.
            Malgré mes possibilités de contacts assez fréquents avec les villages, c’est évidemment des catéchistes que dépend principalement la vie des chrétientés qui s’y trouvent. Le catéchiste est généralement un chrétien du village, qui a commencé par faire répéter le texte du catéchisme parce qu’il savait un peu lire ‘la plupart des adultes sont encore illettrés), et que nous avons essayé de former peu à peu par des stages. Chaque année, nous organisons un de ces stages, qui durent un mois à six semaines et nous invitons tous les catéchistes qui le peuvent à s’y rendre. De plus, tous les mois, pour chaque secteur de ma paroisse, je fais une réunion de catéchistes, où l’on examine les problèmes qui se posent et où l’on prépare le travail du mois à venir, en particulier la célébration du dimanche partout où on ne peut avoir la messe.
            Tout en étant le seul prêtre dans mon poste, je fais partie d’une équipe, celle des missionnaires du doyenné. Ils ont eux aussi leur réunion mensuelle autour d’un thème de réflexion et d’étude. A l’intérieur de cette équipe ont été constituées des commissions plus restreintes, chargées de travailler des problèmes précis d’apostolat. Je fais partie de la commission liturgique, qui a dû, entre autres choses, élaborer des guides pour la célébration du dimanche par le catéchiste, là où on ne peut se rendre à la messe. Je suis plus spécialement chargé de la traduction des textes liturgiques en langue sara. Œuvre passionnante mais ardue, surtout en ces débuts où non seulement nous devons créer dans nos traductions le vocabulaire religieux sara, mais où nous devons même trouver la manière d’écrire le sara, qui était jusqu’à présent une langue uniquement parlée. Œuvre que les réformes postconciliaires rendent à la fois urgente et illimitée. Ce sont pratiquement tous les livres de la Bible que nous allons devoir être en état de livrer à nos fidèles rassemblés. Là comme partout dans l’apostolat missionnaire, nous nous sentons écrasés par la tâche qui s’impose.
            Il ne suffit pas de traduire le message chrétien en des termes dont les gens du pays arrivent à saisir la signification. Il faut tenir compte du contexte culturel, sociologique, économique, dans lequel ces gens sont insérés, et qui conditionnera de manière capitale leurs possibilités d’accueil de ce message. En France, tout plan d’apostolat est préparé par de minutieuses études sur le milieu où cet apostolat doit s’exercer. Ici, c’est plus nécessaire encore, mais plus difficile. La documentation et les spécialistes pour la réunir font défaut. C’est surtout grâce aux mouvements d’Action Catholiques et aux problèmes très concrets que leurs membres traitent dans leurs réunions, que nous arrivons à découvrir les difficultés que pose l’adoption d’un style de vie chrétien dans le monde où vivent nos fidèles, et aussi les valeurs positives qui sont de véritables préparations providentielles à l’Evangile dans ce pays. Tous les mois, je participe, dans chacun des secteurs de ma paroisse, aux réunions des responsables d’Action Catholique. Ils se rattachent tous à la J.A.C. et à la J.A.C.F., en attendant que l’on crée un mouvement pour les foyers. Ils rendent comptes des réunions faites dans les différents villages du secteur, et étudient le sujet qu’on aura à y traiter le mois suivant. En cherchant à monnayer leur christianisme dans la vie quotidienne, ils rencontrent toutes sortes de problèmes qu’ils essaient de résoudre ensemble.
            Bon nombre de problèmes concernent ces actes à signification religieuse, que, dans les circonstances les plus diverses de la vie, les Sara étaient tenus de poser pour se préserver, eux et les leurs, des influences maléfiques. Au moment où l’on va commencer les cultures, le père de famille emmène tous les siens à l’entrée du champ que l’on va labourer. Il plante en terre quelques branchages symbolisant les esprits tutélaires et supplie ces derniers de bénir les travaux des champs ; après quoi, les houes entrent en action. Quelle attitude va prendre son fils chrétien à l’égard de cette cérémonie ? Lorsqu’une femme, après un ou deux ans de mariage, n’a pas d’enfants, on pense que ce sont les grands-parents décédés qui empêchent la fécondité du foyer. Pour les apaiser, il faut leur offrir un repas sacrificiel. La famille de la femme se chargera de préparer, mais le gendre devra fournir le mouton et le mil nécessaire. Peut-il, s’il est chrétien, apporter sa coopération, même sur le plan tout matériel, à l’acte religieux qu’on va accomplir ? Un homme a été écrasé par un camion. Toute sa famille devra participer à des rites de purification pour neutraliser la puissance de mort qui s’est manifestée dans cet accident. Si un seul de ses membres s’y refusait, on aurait bientôt à déplorer en son sein un nouveau deuil dans des circonstances également tragiques. Là encore le chrétien, même s’il n’est nullement tenté de croire à cet enchaînement causal, aura un rude cas de conscience à résoudre. S’il se refuse aux rites prescrits, on l’accusera de provoquer la mort d’un des siens.
            Un des lieux les plus fertiles en difficultés pour nos chrétiens est celui du mariage. Et pourtant, les coutumes sara ont su donner à cette institution un caractère sérieux et de stabilité remarquable. On lui reconnaissait même une valeur sacrée, au moins en ce qui concerne l’union avec la première épouse, car la polygamie était, malgré tout, admise. Rompre cette union eût été encourir une malédiction qui aurait rendu toute autre union stérile, si bien que le divorce n’existait pratiquement pas. Le mariage se décidait entre les familles alors que la fille était encore petite, et les fiançailles duraient de nombreuses années. Durant cette longue période, les cadeaux du jeune homme venaient, à intervalles réguliers, renforcer les liens qui le rattachaient à sa fiancée et, lorsque celle-ci devenait nubile, l’union pouvait se consommer au gré des partenaires, sans être marquée par aucune cérémonie. On devine facilement les problèmes que de tels usages vont soulever quand le mariage devra être élevé à l’ordre sacramental. Comment garantir la liberté de consentement des deux fiancés, surtout celui de la jeune fille qui, au moment où elle est en âge de faire un choix personnel, se trouve liée par tous les cadeaux reçus, et qu’il faudrait rendre en cas de refus ? A quel moment du processus traditionnel placer la cérémonie du mariage chrétien, qui n’a aucun correspondant dans la coutume ? Ce qui s’en rapprocherait le plus serait la conduite de l’épouse au domicile de l’époux, mais elle ne s’effectue que lorsqu’ils ont déjà un ou deux enfants. Sur bien des points, seule une transformation de la société permettrait à nos chrétiens de trouver une solution à leurs cas de conscience, et ils ne sont encore ni assez nombreux ni assez influents pour la réaliser. Ils y travaillent pourtant déjà plus qu’il ne paraît en portant dans leurs cœurs et dans leurs réunions la souffrance de ce conflit entre les exigences de leur foi et le comportement que la coutume veut leur imposer.
            Parmi les plus gros obstacles à l’épanouissement d’une vie pleinement chrétienne chez les Sara de Bédaya, il faut certainement compter ceux d’ordre économique. Nous sommes dans le monde sous-développé. A part une quarantaine de fonctionnaires, maîtres d’école pour la plupart, et une dizaine de commerçants, toute la population de ma paroisse vit du travail de la terre. Le sol est pauvre, les moyens de culture rudimentaires. Aussi la situation de cultivateur est-elle synonyme de misère, voire de famine. La misère engendre le manque d’énergie, le laisser-aller, le gaspillage, ce qui réduit encore les possibilités de sortir du cercle infernal. Ces possibilités existent pourtant. On pourrait améliorer considérablement le rendement agricole par l’introduction de méthodes de culture assez simples qui ne réclameraient pas de gros frais d’équipement. Si les femmes savaient s’organiser pour faire laver et entretenir le linge, respecter certaines règles d’hygiène, on dépenserait moins et on vivrait mieux.
            La Mission Catholique a été amenée très vite à aider ses fidèles dans la lutte contre la misère. Les mouvements de la J.A.C. et de la J.A.C.F. ont commencé l’œuvre éducatrice nécessaire soutenue par la mystique d’union au Christ dans l’effort au service des autres. Les microréalisations du Secours Catholique et des campagnes contre la faim ont apporté l’aide extérieure nécessaire pour l’équipement initial à réaliser. Je bénéficie de la présence de deux laïcs missionnaires dont l’action s’exerce spécialement sur ce terrain du développement ; une assistante sociale cherche à éduquer les femmes et jeunes filles dans le domaine de leurs activités ménagères. Un conseiller agricole guide des groupes de cultivateurs dans la technique de la culture attelée sur le terrain préalablement dessouché, avec utilisation d’engrais et d’insecticide. Comme dans toute œuvre éducatrice, les résultats sont lents, mais ils sont positifs et donnent l’espoir qu’on pourra parvenir à des conditions de vie décente.
            Catéchisme et vie sacramentelle, traduction bibliques et puériculture, sous ces aspects divers et bien d’autres encore, c’est l’Eglise du Christ qui s’efforce, par la collaboration de tous ses membres, de constituer, en ces régions du centre de l’Afrique, le peuple de Dieu.
     P. Jacques hallaire.




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