En ce temps-là, une entente cordiale régnait entre les bêtes. Le lion lui-même n’était pas ce maître féroce qui sème aujourd’hui la terreur dans la brousse. Bien que redouté il était affable et tenait volontiers compagnie aux autres animaux. Mais parmi tous, il aimait particulièrement la hyène ; elle lui paraissait en effet plus dégourdie que personne. C’est pour cette raison qu’il constitua avec elle une société où chacun apporta le capital qu’il possédait ; le lion, un taureau, la hyène une vache. Et le soin de gérer la fortune commune échut à la hyène. Elle y veilla avec beaucoup de diligence, à tel point qu’un jour, rendant compte de sa gestion, elle fit savoir à son coassocié que sa vache avait donné le jour à un veau. Mais le lion contesta aussitôt cette façon de voir. Il soutint dur comme fer que le veau ne pouvait provenir que du taureau et non de la vache. Une vive discussion s’engagea alors entre les deux associés.
Je
suis persuadé, dit le lion que le veau appartient à mon taureau, car seul il
possède la vertu de procréer.
Je
jure par tous les Dieux que le veau est sorti des entrailles de ma vache,
répondit la hyène.
Je
ne veux pas écouter des niaiseries pareilles, rétorqua le lion. Le veau
appartient à mon taureau il n’y a pas de pourquoi ni de comment, c’est comme
ça !
Mais
comme la hyène persistait à soutenir le contraire, le lion en appela à la
justice des animaux réunis. Convoqués par lui, ceux-ci se rassemblèrent en une
cour de justice extraordinaire. Le lion leur exposa le différend qui l’opposait
à la hyène et invita chacun d’eux à dire le droit.
L’éléphant
parla le premier, faisant semblant de réfléchir, il secoua sa vilaine trompe et
opina : « A mon avis seul le taureau possède la vertu de
procréer. »
A
sa suite, le rhinocéros et l’hippopotame, dressant leurs masses pachydermiques,
ne firent qu’approuver ce qui venait d’être dit.
La
girafe, à son tour, balayant l’air de son très long cou comme pour chercher une
opinion libre de toute contrainte, affirma avec gravité que le veau ne pouvait
être né que du taureau.
Le
buffle à l’aspect farouche, la panthère au regard rêveur et hypocrite, le
phacochère au groin sordide justifièrent avec plus de subtilité et d’arguties
le bien-fondé de cette assertion ; seul le taureau est capable de
procréer ; le veau ne pouvait parvenir que de lui. Après que tous les
autres animaux se fussent prononcés en ce sens, on s’aperçut que seul le lièvre
n’avait pas donné son avis. Le lion l’ayant fait mander immédiatement, il se
présenta, les oreilles rabattues, l’air triste. Après avoir pris connaissance
du litige qui opposait le lion à la hyène, le livre répondit :
- Ni
mon était physique, ni ma lucidité d’esprit ne me permettent d’émettre une
opinion circonstanciée et équitable. Je viens en effet de recevoir de très mauvaises
nouvelles qui m’accablent. Mon père, qui se trouve à cent lieues d’ici, es dans
un état fort inquiétant ; il vient d’accoucher d’un petit levreau, et j’ai
hâte de me rendre auprès de lui pou lui donne les soins que nécessite son état.
-
Petit imbécile, gronda le lion. Depuis quand as-tu vu un mâle mettre au
monde ?
-
Sire, retorqua le lièvre, ne cherchez donc pas à faire dire aux autres ce
qu’ils ne pensent pas. Vous venez de trancher le procès qui vous oppose à la
hyène. Si le taureau a la vertu de procréer, le veau ne pouvait provenir que de
la vache. La hyène a raison contre vous. Et sur ces paroles, le lièvre détala à
toutes jambes. Courroucé, le lion se lança à sa poursuite. Quand aux animaux,
il se dispersèrent aux quatre vents.
C’est
depuis ce jour-là qu’ils renoncèrent à jamais de se réunir pour dire le droit.
Chacun retrouva sa liberté pour apprécier tout seul ce qui pouvait être vrai et
juste, car ici-bas ne triomphe en justice que le plus fort. Le faible a
toujours tort et les juges, toujours convaincus, le condamnent au nom d’un mot
très vague, au masque souriant, qui s’appelle l’équité.